Au cœur de l’hiver, alors qu’une vague de froid traverse la France, rien de tel qu’une pièce de théâtre mise en scène par Emma Lopes (fondatrice de la compagnie Menina Loba) sur un texte de Pauline Peyrade pour se réchauffer le temps d’une heure et demie, à travers trois portraits criants d’actualité et de réalisme.
Trois lieux, trois histoires, un espace
Acte I : La Princesse de Pierre et le harcèlement scolaire
Le premier portait est celui d’Eloïse (Telma Bello), une collégienne harcelée par ses camarades. Nous sommes alors transposés dans une cour de récréation, avec ses cris, son brouhaha de discussions bruyantes, sa sonnerie stridente et surtout ses moqueries. Sur scène, bien que l’on voie deux jeunes filles s’en prendre à la jeune fille, c’est bien toute la classe à qui cette dernière s’adresse.
Hissée sur une chaise puis retenue par deux rideaux enroulés fermement autour de ses bras, le spectateur assiste, ému, à la supplique de celle qui se surnomme la Princesse de Pierre, victime de harcèlement scolaire, de dénigrements et d’angoisse à cause de cette situation.
Sur chaque côté de la scène, ses deux camarades lui assènent des petites phrases assassines : « Eloïse, la sans-amie », « Eloïse tu pues »… Petit à petit, la tension monte. « La cloche va sonner », répète-t-elle plusieurs fois. Cette sorte de deadline à laquelle elle ne peut échapper, nous rappelle également une sorte de fatalité de la vie, avec des étapes et des épreuves dont nous n’avons pas d’autres choix que de surmonter.

©Sarah Jacques
A titre personnel, le fait de réentendre des bruits appartenant au milieu scolaire m’a fait former une sorte de boule dans la gorge, en plus de la performance émouvante et réaliste qui se déroulait sous mes yeux.
Plusieurs questions se bousculent dans nos têtes : quand commence le harcèlement ? Est-ce que la révolte et l’esprit de revanche sont des solutions à l’oppression ? Quand la violence subie nous a tant dévasté.e qu’on en devient un bourreau, sommes-nous toujours une victime ?
Pourtant, Eloïse ne se laisse pas impressionner par ses harceleurs : « Je n’ai pas peur de vous. Moi, la peur, je suis déjà dedans. Dans la peur, on ne peut pas tricher. Je vous vois. Vous êtes des tricheurs, tous, je vous plains. Vous tremblez toute la journée. C’est pour ça que vous me regardez. Parce que vous ne voulez surtout pas que ça vous arrive. »
Et justement, c’est souvent la peur qui fait que l’on ose pas agir pour faire cesser les moqueries. Parfois, ceux qui harcèlent le font à cause de l’effet de groupe, le plus dévastateur, celui qui couvre les actions individuelles et leur trouve presque une excuse.

©Sarah Jacques
Acte II : Rouge-Dents, les diktats de l’être et du paraître et les injonctions mercantiles
Le second portrait, est celui de Rouge-Dents (Emma Lopes), une jeune fille mise face à son propre reflet (deux miroirs sont disposés sur la scène). Là encore, c’est un monologue traitant de la confiance en soi et de l’image que l’on a de sa personne, du combat entre les mots et le corps, des diktats de la mode et de la beauté de nos jours.
Rouge Dents tente de faire face à ses injonctions tout en énumérant des règles, pour elle comme pour nous : « Règle n°1 : l’échec, il ne faut pas y rester trop longtemps ».
Le personnage nous fait nous interroger sur le culte de l’image, notre confrontation au miroir, physique mais aussi virtuel avec les réseaux sociaux. Elle confronte l’envie d’entrer dans une case et dans le même temps, de renouer avec la sauvagerie.
C’est le cas dans la dernière scène de ce second acte sur fond de musique techno et de stroboscopes.
Le portrait de Rouge-Dents montre un personnage qui lutte en permanence contre l’aliénation et interroge le public sur les projections que les autres font sur son personnage. C’est une manière de dire : « Si je suis habillée de cette façon, que je fais ce que vous me demandez ou je parle d’une certaine manière, vous allez projeter des imaginaires sur moi. » Bien qu’elle en joue, elle se retrouve enfermée dans ce carcan, jusqu’à la transcendance finale.
Autre élément marquant et visible : la couleur rouge. On la voit dans le nom du personnage mais aussi dans sa tenue et sa paire de baskets.
Ces chaussures s’inspirent tout droit du conte Les Souliers Rouges, où une jeune fille, très modeste, se retrouve avec une paire de baskets rouges qui la condamnent d’une certaine manière à la consommation, à la vanité d’avoir des chaussures très belles.
Ce qu’il faut retenir, c’est que ces chaussures prennent le dessus, elles contrôlent le personnage à la fois dans le conte original et dans Rouge Dents. Les deux personnages sont victimes de cette paire.
L’autrice, Pauline Peyrade a réécrit cette histoire avec le personnage de Rouge-Dents, en dénonçant le diktat de la mode et de la beauté.
Elle confronte l’obligation/aliénation d’entrer à tout prix dans une case et dans le même temps, de renouer avec la sauvagerie.
A travers les différents visages de la féminité, elle provoque le public, en le renvoyant au regard qu’il porte sur elle.
C’est une manière de dire : « Si je suis habillée de cette façon, que je fais ce que vous me demandez ou je parle d’une certaine manière, vous allez projeter des imaginaires sur moi. » Bien qu’elle en joue, elle se retrouve enfermée dans ce carcan, jusqu’à la transcendance finale.
La notion du sourire revient énormément dans le texte. En tant que femmes, on nous dit souvent qu’il faut sourire, parce que c’est plus agréable, parce que cela nous rend plus jolies…. Le sourire est une ligne conductrice tout au long de la performance, qui finit par se déformer.
L’absurdité des injonctions que subissent les femmes, réduites quotidiennement à leur apparence, se démontre notamment dans la performance finale qu’elle réalise, sur un fond techno, où des phrases tirées de contes sont diffusées telles que: « Elle est belle » , « elle sourit mais ça ne se voit pas », « elle est heureuse », etc…
En fin de compte, ce deuxième tableau interroge nos désirs féminins qui sont tout le temps renvoyés à l’impression du paraître, que ce soit en termes vestimentaires, physiques.
Au point de se demander si nos désirs nous appartiennent réellement ou s’ils sont juste le reflet de ce qu’on nous dit d’être.

©Sarah Jacques
Acte III : Carosse, une relation mère-fille entre amour et haine
Si la Princesse de Pierre et Rouge-Dents font face à l’adversité et à l’humiliation, dans ce troisième et dernier acte, le spectateur est transposé chez une mère et sa fille, Morgane.
Ici, on s’interroge sur les conséquences de cette violence vécue, au sein d’une relation mère et fille, parfois affectueuse, parfois toxique. On remarque tout d’abord qu’un long tissu relie les deux personnages, à l’image d’un cordon ombilical qui n’aurait jamais été coupé, et qui est loin de l’être.
Le personnage de la mère est incarné tantôt avec folie, tantôt avec tendresse, ce qui peut parfois décontenancer le spectateur et sa fille Morgane. Mais c’est bien là toute la complexité qui caractérise les parents et face à laquelle les enfants sont parfois démunis.

Morgane, dont on ne connaît pas l’âge, apparaît parfois comme la mère de sa mère mais qui, dans le même temps, a besoin d’elle et teste ses limites, jusqu’aux insultes.
Dans cet ultime tableau, tout est rapport au mental, à la violence et aux non-dits. Le silence peut être parfois destructeur, au point de mener à un drame (pas de spoilers, je vous laisse aller voir la pièce !)

La santé mentale, thème central et point commun des trois contes
Dans chaque portrait, qu’il traite du harcèlement scolaire, du diktat de l’apparence ou des relations mères filles, la santé mentale apparaît comme un point central qui les relie entre eux. Car devant tant d’interrogations sur l’injustice, la méchanceté, les injonctions, le paraître et les conflits intra-familiaux, impossible de ne pas s’interroger sur l’impact de toutes ces situations sur la psyché de chacun d’entre nous.
C’est là toute la force de la performance théâtre des trois comédiennes : nous faire ressentir différentes émotions qui nous interrogent et qui parfois nous bousculent dans notre confort. A travers le texte et leur jeu, on revit soudainement ces situations comme si nous étions nous aussi les personnages principaux.
Portrait d’une Sirène est une pièce puissante et bouleversante, à tous points de vue : elle fait rimer l’ardeur et la sauvagerie, la métamorphose et la révolution, la tendresse et la colère. En somme, des portraits vibrants qui bousculent indéniablement notre regard sur les femmes.
Portrait d’une Sirène, sur un texte de Pauline Peyrade
Mise en scène : Emma Lopes / Compagnie Menina Loba
Distribution : Telma Bello, Emma Lopes et Maïté Patros
Co-metteuse en scène : Alma Rechtman
Création sonore : Etienne Glénat et Alexandre Houri-Klein
Costumes : Mathilde Paletov et Maëva Dauriac
Scénographie: Clémentine Przybyla
